Le point de vue de l’expert
Interview de Vincent Chabault, sociologue, maître de conférences à l’Université de Paris, chargé d’enseignement à Sciences Po, et auteur d’Éloge du magasin (Gallimard, 2020).
Le rôle des commerces dans la crise sanitaire actuelle s’est révélé au-delà de leur fonction économique. Vous avez développé la thèse du magasin comme espace social, cette dimension est-elle désormais acquise, consensuelle ?
Vincent Chabault : Indiscutablement. Mon livre, qui se lit comme une promenade sociologique en magasin, soulignait l’aspect relationnel et identitaire du commerce, quel que soit le format. La crise sanitaire et les deux confinements ont mis au grand jour ces dimensions. Il se déroule, dans les lieux marchands – du bazar au marché dominical en passant par le commerce de station balnéaire, les boutiques de luxe ou les rayons cosmétiques – une vie sociale que j’ai voulu décrypter et dont nous étions partiellement privés durant ces périodes. L’attachement à cette dynamique est fort chez les consommateurs ; l’enjeu est de le transformer en pratiques d’achat effectives et massives.
Le « petit commerce » semble avoir été redécouvert comme un acteur majeur de la ville dans des dimensions diverses (proximité, approvisionnement en circuits courts, …), voire un acteur du changement urbain. Que peut-on en attendre ?
V. C. : La demande de proximité est antérieure à la crise du Covid-19. L’Observatoire Société et Consommation (ObSoCo) avait estimé qu’un tiers des Français étaient des adeptes du commerce de proximité. J’observe que toutes les facettes de la proximité ont été mises en avant dernièrement. La proximité spatiale, d’une part, qui est évidemment importante lorsque nous vivons sous contrainte mobilité. La proximité relationnelle, d’autre part. Les commerces de proximité sont les supports de petits liens sans importance mais éminemment importants pour la cohésion sociale. J’ajoute la proximité citoyenne. Deux exemples viennent l’illustrer. L’entreprise Petitscommerces a récolté plus de 2 millions d’euros pour des bons d’achat à valoir dans des commerces fermés lors du premier confinement. Puis un soutien manifeste à la librairie a été exprimé. Il s’agit d’un commerce rendu particulier par la loi Lang – une étape de la construction de l’exception culturelle – et que l’on sait fragile face aux plateformes. La consommation peut être – ou doit être, selon moi – un acte citoyen. Plus globalement, le commerce reste indiscutablement un acteur et un révélateur du changement urbain. Un clic derrière un ordinateur transforme l’occupation de la voirie et contribue à l’artificialisation des sols. Un achat dans un commerce de proximité comporte des externalités positives en termes d’emploi et de lien social. Toutes ces conséquences doivent être connues.
Face à la multiplication d’opérations de soutien aux commerces de proximité (bons d’achat, campagne de communication…), le « petit commerce » est-il désormais un bien commun ? Forge-t-il une identité commune ?
V. C. : Ce type de discours est inexact et relève de la communication. Le « petit commerce » n’est pas un bien commun. Les commerçants de proximité sont dans bien des cas des indépendants et je pense qu’ils n’adhéreraient pas à cette formule. Ils ne sont pas financés par l’Etat pour le bien de tous ! Toutefois, le commerce est une activité privée qui comporte de forts enjeux publics : l’emploi, l’attractivité du territoire, la vitalité démocratique… et ces enjeux doivent être mieux décryptés pour influencer des décisions économiques. Promouvoir le commerce de proximité fait exister le consommateur en citoyen et, par conséquent, le commerce peut servir d’espace de construction identitaire.
L’évolution du commerce (développement du commerce en ligne) interroge l’avenir du petit commerce traditionnel et du tissu commercial traditionnel, avec la crainte d’une augmentation de la vacance ? Pouvez-vous nous brosser des perspectives ?
V. C. : Sans prendre beaucoup de risque, je dirai que l’avenir est au magasin connecté. La vente « sans contact » a indiscutablement pris de l’ampleur depuis le mois de mars, c’est évident et c’est la structure même du commerce qui est touchée. Je pense par exemple à l’essor des « drives piéton » que les acteurs de la grande distribution alimentaire implantent dans les grandes agglomérations, ce qui d’ailleurs reconfigurera probablement leurs supérettes. Mais la demande de proximité et d’authenticité, la valeur montante du local donnent aussi de l’espoir aux artisans alimentaires et aux commerces indépendants dans les grandes métropoles comme dans les villes intermédiaires. L’offre de services numériques, dont la crise a imposé la mise en place, est une belle opportunité pour faire rayonner la proximité, le conseil, l’expertise, l’offre sélectionnée par les outils et les ressources numériques. L’objectif n’est pas de devenir des « mini Amazon » mais de mieux communiquer et fidéliser en maîtrisant les codes et les contraintes de la communication numérique. Le nombre de librairies qui ont investi Instagram explique par exemple que des rencontres avec des auteurs et des autrices attirent beaucoup de jeunes lecteurs, j’ai pu le constater pour le cas de la littérature de genre comme le Young Adult.
Certaines villes se sont déjà saisies de l’enjeu que représente le petit commerce pour mettre en place des politiques publiques de préservation du tissu économique (mixité et diversité des activités, lutte contre la vacance) – le GIE en est un exemple à Paris. Faut-il aller plus loin ? Si oui, comment ?
V. C. : Après quatre ou cinq décennies durant lesquelles les élus locaux ont accueilli à bras ouverts la grande distribution en périphérie pour les ressources fiscales et l’emploi qu’elle apportait, une grande partie d’entre eux ont en effet pris conscience de la déprise commerciale et du taux de vacance élevé. Des moyens et des ressources ont été mis en place, du droit de préemption des fonds de commerce (2005) au plan national Action cœur de ville en passant par la création du métier de manager de centre-ville. Cet investissement a des effets positifs mais il faut aller plus loin. La redynamisation de certains quartiers et des centres-villes passe par la rénovation de l’habitat, la réimplantation des équipements et des emplois, après un étalement urbain qui a rendu les centres quasiment inutiles pour l’approvisionnement. Je crois aussi au travail de sensibilisation qu’il faut poursuivre. Chaque consommateur doit comprendre les enjeux liés au commerce. Enfin, toutes les formes de commerce doivent faire l’objet d’un traitement fiscal et légal égalitaire, ce qui n’est pas le cas actuellement. Il est évident que le projet de moratoire issu de la Convention citoyenne du climat, programmé pour interdire tout nouveau projet de construction de surface commerciale, doit intégrer les entrepôts des pure-players.
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Vincent Chabault, Eloge du magasin, contre l’amazonisation,
« Le Débat », Gallimard, 2020